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Inventions de salariés et de dirigeants sociaux, procédure civile
Inventions de salariés et de dirigeants sociaux, procédure civile
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Inventions de salariés et de dirigeants sociaux, procédure civile
13 octobre 2010

Accord d'entreprise infecté d'un vice de nullité

Jugement du TGI Paris Philippe R… c/ ELF Exploration Production du 17 février 2010 (3ème chambre 3ème section)

Ingénieur géologue salarié auteur ou co-auteur de 7 inventions – inventions hors mission (non) – mission inventive générale explicite- rémunération supplémentaire - proposition de la CNIS de 50 000 euros rejetée par le salarié -  demande d’expertise du salarié rejetée- protocole d’accord dans l’entreprise ELF avec les partenaires sociaux pour les inventions de salariés applicable -  prime forfaitaire de dépôt de brevet- prime d’exploitation complémentaire forfaitaire et plafonnée si « revenu important » tiré de l’exploitation. « revenu important » non défini. Total des rémunérations supplémentaires des  inventions de mission égal à 50 000 euros. – article 700 CPC 35 000 euros à l’inventeur-

Nous ignorons si cette décision a fait l’objet d’un appel on non.

Philippe R. ingénieur géologue a été employé par la société ELF EXPLORATION PRODUCTION de 1976 au 31/03/2009.

A la suite de la fusion entre Elf et Total, et en vertu d’un protocole d’accord avec les organisations syndicales sur l’aménagement des fins de carrière, Philippe R. s’est trouvé dispensé d’activité d’octobre 2001 jusqu’à son départ en retraite le 31/03/2009.

Il est l’auteur ou le co-auteur de 7 inventions qui ont donné lieur à 7 dépôts de brevets, dont deux brevets américains de priorité.

Le salarié n’a perçu que des primes de dépôt pour les inventions 1 à 4 déposées de 1995 à 1997  mais aucune prime fonction de l’exploitation, et aucune prime pour les inventions 6 et 7 qui font l’objet des demandes américaines déposées en juin 2000 et janvier 2001.

Le salarié estime qu’il s’agit d’inventions hors mission attribuables et, compte tenu des données d’exploitation de celles- ci dont il a eu connaissance à partir de 2005, il demande un juste prix de 10 500 000 euros.

ELF EP a rejeté ses demandes, de sorte que le 6/03/2007 Philippe R. a d’abord saisi le tribunal de Nanterre, qui s’est déclaré incompétent, et a transmis le 2 janvier 2008 le dossier au tribunal de grande instance de Paris.

Dans l’intervalle ELF a saisi la CNIS en juillet 2007. Le 21/04/2008 la Commission Nationale des Inventions de Salariés a rendu une proposition de conciliation, classant les inventions « de mission » propriété de l’employeur, et proposant 50 000 euros à titre de rémunération supplémentaire globale.

La conciliation a échoué et le salarié fait à nouveau assigner ELF le 16/05/2008.

Il demande que les 7 inventions soient qualifiées « hors mission attribuables » et maintien sa demande de juste prix de 10 500 000 euros. De plus il sollicite la nomination d’un Expert si le tribunal s’estime insuffisamment éclairé sur le calcul de la somme revendiquée et l’étendue de l’exploitation de l’invention.

Existence d’une mission inventive générale

ELF invoque la proposition de la CNIS qui a reconnu au salarié une mission inventive générale, du fait qu’il  « était depuis 1992 chef du service d’études géologiques, qui incluait nécessairement une mission générale d’invention, définie par les projets de recherche et développement auxquels des budgets ont été attribués. Elle souligne que les fiches d’évaluation de M. R mentionnaient les objectifs de recherche et développement, notamment dans le domaine de l’imagerie. (…) En conséquence elle sollicite la confirmation des protocoles de 1993 et 1998 pour calculer la rémunération supplémentaire. »

Ces protocoles d’accord constituent des accords d’entreprise au sens de l’article L. 611- 7 du Code de la propriété intellectuelle, puisque le TGI observe qu’ils ont été signés par les organisations syndicales de ELF EP. Le jugement en reproduit intégralement l’article 3 relatif aux inventions, que nous examinerons en détail ci- après.

La société ELF EP fait valoir que « seules deux licences auraient été concédées pour les inventions de M. R, pour des revenus à hauteur de 411 299 euros entre 2004 et 2008, qui ne représentent pas un revenu important pour la société au sens du protocole, à plus forte raison en comparaison avec le budget alloué aux activités de recherche et développement entre 1994 et 2000 qui s’élève à 1 500 000 euros. »

Mais alors, comment expliquer que le salarié demande 10 500 000 euros ?

Le TGI constate que les fiches d’évaluation du salarié définissaient expressément une mission de recherche et développement et en reproduit de larges extraits. Effectivement au vu de ceux-ci la mission de recherche inventive permanente peut difficilement être niée, de sorte que les 7 inventions sont classées «  de mission ».

Accord d’entreprise ELF EP sur la rémunération des inventions de salariés - Calcul de la rémunération supplémentaire

Sur l’applicabilité du protocole d’accord relatif aux rémunérations des inventions de salariés signé par ELF et les partenaires sociaux le 9/04/1993 et le 11/05/ 1998, le TGI se prononce immédiatement (et précipitamment) de façon affirmative sans hésitation en ces termes :

« Dès lors que les 6 brevets dont monsieur R est l’un des co- inventeurs sont des inventions de mission, il convient d’appliquer les protocoles d’accord sur la rémunération des inventions de salariés conclus par la société avec les partenaires sociaux. »

Ce protocole d’accord au sens de l’article L. 611-7 du CPI est le second  dont nous avons connaissance, après l’Accord d’entreprise de l’Institut Pasteur.

L’Accord du 9/04/1993 a été modifié le 11/05/1998 et son article 3 tel que le jugement le reproduit est le suivant : deux primes permettent de rémunérer les auteurs des inventions :

«    - la prime de brevet

   -la prime d’exploitation

La prime de brevet est forfaitaire et est destinée à encourager les chercheurs à entreprendre la démarche de protection par brevet.

La prime d’exploitation est liée au succès et récompense la contribution importante d’un inventeur, marquée par le dépôt d’un brevet, à la réussite d’une opération qui est passée au stade industriel et a prouvé sa rentabilité.

(…)

La prime de brevet est fixée à un montant forfaitaire défini par invention brevetée :

-5000 francs si un seul inventeur

- 6 700 francs si deux inventeurs

- 8 400 francs si trois inventeurs

- 10 000 francs si quatre inventeurs et plus

(…)

La prime d’exploitation est attribuée aux auteurs des inventions dont l’exploitation assure à la société un revenu direct ou indirect important. Seules les inventions exploitées dans un délai de 10 ans à compter du dépôt du brevet ouvrent droit à cette prime.

Le montant de la prime d’exploitation attribuée pour chaque invention retenue tient compte notamment de critères tels que :

-                 Niveau du succès économique

-                 - incidence de l’invention brevetée sur la réussite de l’opération,

-                 Part d’initiative prise par les inventeurs pour :

-           - poser le problème

-           -résoudre ledit problème dans sa totalité

La prime attribuée pour une invention est attribuée forfaitairement par la Commission décrite à l’article 4. Le montant de la prime d’exploitation correspondant à l’invention sera fixé au minimum à 20 000 francs et pourrait atteindre, voire dépasser 100 000 francs selon l’importance des différents critères.

Cette somme sera partagée entre les inventeurs en fonction de leur contribution personnelle appréciée au moment du dépôt. »

Fixation des rémunérations supplémentaires par le TGI

-                 ELF a fait parvenir au salarié un chèque de 1 244,25 euros en cours de procédure, en paiement de la « prime de brevet » des inventions 6 et 7, pour lesquelles les brevets US mentionnent chacun 2 co- inventeurs.

Soit 8 162,28 Fr donc 4 081,14 Fr (622,12 euros) par invention et par  co- inventeur (3 350 Fr en 1998)

-                 Prime d’exploitation des brevets

Les juges du fond reconnaissent que « les inventions (…) ont permis de gagner du temps et de la sécurité dans les analyses au stade de l’exploration pétrolière. (…) En outre le développement interne des brevets par ELF EP ayant permis à la société PARADIGM de développer des modules adaptés aux besoins industriels, celle- ci a consenti des licences et maintenance gratuite à l’employeur de monsieur R., dont la valorisation, évaluée par Pricewaterhouse Coopers Corporate Finance s’élève à 1 757 763 euros entre 2003 et 2008, selon les tarifs communiqués par PARADIGM.

En outre les redevances perçues par ELF EP/TOTAL sur les ventes de logiciels réalisées par PARADIGM entre 2004 et 2008 s’élèvent à 411 299 euros.

(…) Il s’en induit que l’employeur a bénéficié de revenus indirects importants provenant directement des inventions auxquelles monsieur R. a participé.

A toutes fins, il convient de relever que les « revenus importants » visés dans les protocoles sur la rémunération des inventions de salariés ne sont aucunement définis dans cet accord, et dès lors qu’une clause ambiguë doit s’interpréter en faveur du salarié, il ya lieu de constater que des revenus indirects de l’ordre de  2 000 000 euros, sans tenir compte des gains de temps procurés par les applications des brevets développés entre autres par monsieur R, sont suffisamment importants au sens des protocoles pour condamner le a société ELF EP à verser au demandeur une prime d’exploitation pour chacun des six brevets exploités.

Compte tenu en premier lieu de la part d’initiative de Monsieur R et de ses co- inventeurs, de l’incidence de l’invention brevetée sur la réussite de l’opération et du niveau de succès opérationnel des inventions, intégrés dans des logiciels couramment utilisés en exploitation pétrolière, il y a lieu de considérer que le montant de la prime d’exploitation doit être fixé à 20 000 euros pour chacun des brevets suivants.

(…)

Les brevets 1, 2 et 3 mentionnent chacun 3 inventeurs (…) entre lesquels la prime doit être partagée et il convient d’allouer à Monsieur R la somme de 6 666,66 euros (NDLR. – 20 000/ 3) à titre de prime d’exploitation pour chacun de ces trois brevets.

Les brevets  4, 6 et mentionnent chacun deux inventeurs (…). Il convient de lui attribuer à ce titre la somme de 10 000 euros pour chacun des brevets.

Eu égard à l’ensemble de ces éléments, et sans qu’il soit besoin d’ordonner une expertise pour connaître l’exploitation des inventions litigieuses, il y a lieu de condamner la société ELF EP à payer à monsieur Philippe R la somme totale de 50 000 euros. »

L’exécution provisoire est prononcée et un montant de 35 000 euros est attribué à l’inventeur Philippe R au titre de ses frais irrépétibles (article 700 CPC).

Observations.

On remarque que le montant global de la rémunération supplémentaire des 6 inventions exploitées a été calculé de façon à être rigoureusement égal au montant  proposé par la CNIS et refusé par le salarié…

Soit une moyenne modeste de 8 333 euros par invention s’ajoutant aux primes de dépôt, elles aussi modestes au point d’en être presque symboliques. Surtout pour un groupe industriel aussi riche que ELF/TOTAL qui affiche chaque année des profits nets de 9 Mds€, les plus importants de toute l’industrie française ! Et qui d’après ce jugement, considère qu’une somme de plus de 2 millions d’euros représente pour ELF un revenu « peu important »…

50 000 euros est une rémunération à rapprocher des bénéfices  d’exploitation de 2 169 000 euros des 6 inventions, reconnus  sans expertise. Soit à peu près 2,3% des profits.

On ne comprend toujours pas pourquoi le salarié inventeur a demandé 10 500 000 euros de « juste prix » pour des inventions qui, selon le jugement rendu sans expertise (ce qui semble regrettable et tend à devenir une habitude des juges du fond dès qu’il s’agit de litige sur inventions de salariés, on peut s’interroger sur les motifs de cette orientation), n’auraient rapporté « que » 2 169 000 euros..

L’Accord d’entreprise ELF EP est invalide et inopposable au salarié : nullité des clauses restreignant les droits que le salarié tient de la loi elle- même telles que « revenu important », « délai d’exploitation de 10 ans »

·                   Clause de « revenu important »

Face à la clause subordonnant le paiement d’une « prime d’exploitation » à l’encaissement par ELF d’un « revenu direct ou indirect important », les juges du fond se contentent d’en relever l’ambigüité en raison du caractère indéfini d’un revenu « important ».

ELF a estimé qu’un revenu de 2 169 000 euros n’était pas pour elle suffisamment « important » pour justifier l’octroi d’une prime entre 3000 et 15 250 euros. Le TGI de Paris a lui estimé que ces revenus étaient suffisamment importants pour justifier une prime d’exploitation de 50 000 euros…3,3 fois le maximum prévu par l’Accord d’entreprise. Ce qui montre le peu de réalisme de ce dernier.

En outre il faut relever que cet Accord ne définit aucun mode de calcul de la prime d’exploitation forfaitaire.

En fait les juges du fond ne se sont pas rendu compte qu’une telle clause est infectée d’un vice de nullité.

En effet il n’existe pas de différence qualitative entre les notions de « revenu important » et de « caractère exceptionnel » de l’invention, condition d’octroi d’une rémunération supplémentaire d’invention que l’on trouve dans des conventions collectives comme celles de la Métallurgie et de la Pharmacie, de la Plasturgie...et qui ont été annulées par de multiples décisions de jurisprudence.

Les deux critères étant également indéterminés ou indéfinis car il n’en existe pas de définition légale.

De plus subordonner le paiement d’une rémunération d’invention à un « caractère exceptionnel » de l’invention restreint de façon illicite les droits que le salarié inventeur détient de  la loi (article L. 611- 7 du Code de la PI), alors que ce même article L. 611-7 interdit toute restriction des droits  en- deçà du plancher légal.

Ce sont les raisons pour lesquelles la jurisprudence a déclaré de telles clauses nulles et inopposables aux salariés inventeurs : tout particulièrement l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation SCREMIN c/ APG du 22/02/2005 ainsi que de nombreuses autres décisions dans le même sens. Voir le présent Blog, article en date du 2/07/2007.

La clause de l’Accord d’entreprise ELF EP exigeant un « revenu important direct ou indirect » est de la même nature : indéfinie et restreignant de façon illégale les droits légaux du salarié. Elle est donc nulle et inopposable au salarié.

Le Tribunal de grande instance de Paris aurait dû la déclarer invalide et réputée non écrite, donc inopposable aux salariés inventeurs d’ELF EP.

Nullité de la clause d’exploitation dans les 10 ans du dépôt de brevet

Il existe une seconde cause de nullité de l’article 3 de l’Accord ELF : la clause exigeant que l’invention ait été exploitée dans les 10 ans consécutifs au dépôt de la demande de brevet initiale.

Car cette condition arbitraire restreint également de façon illicite les droits légaux du salarié en vertu de L. 611-7 du CPI : Voir

·                   « Propriété Industrielle » n°1 de janvier 2009 p. 21 « La rémunération supplémentaire d’invention de salarié selon la loi du 26 novembre 1990 non obligatoire ? »par Jean-Paul Martin et Me Michel Abello ;

·                   les décisions TGI Paris du 10/07/2009 RUBINSTENN c/ L’OREAL www.jeanpaulmartin.canalblog.archives/2010/02/170011782.html ; CA Douai BUJADOUX c/ POLIMERI du 15/12/2009 blog JP Martin article du 10/07/2010

Ces décisions ont annulé cette clause de la Convention collective des Industries chimiques.

Là encore cette anomalie de l’Accord d’ELF et le vice infectant cette condition ont échappé aux juges du fond de la 3ème chambre, 3ème section du TGI de Paris, qui méconnaissent la jurisprudence de leur propre Tribunal et de la Chambre commerciale de la Cour de cassation.

Enfin, plafonner à 100 000 F (15 250 euros) le montant maximal des rémunérations supplémentaires d’inventions selon l’Accord ELF est-il réaliste ? Et surtout, motivant pour les chercheurs ?

La réponse semble clairement exprimée par les statistiques de dépôts de brevets par la voie nationale à l’INPI : ELF EXPLORATION PRODUCTION (Source :  http://www.inpi.fr/fileadmin/mediatheque/pdf/OPI/classement_des_principaux_deposants_2009 ) ne figure pas parmi les 50 premiers déposants français. Quand à TOTAL, avec 48 demandes de brevets nationales publiées en 2009 cette société est classée 32ème sur 50, PSA Peugeot-Citroën étant classée 1er avec 1265 publications de demandes de brevets français en 2009 !

Le 11 octobre 2010

Jean-Paul Martin

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