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Inventions de salariés et de dirigeants sociaux, procédure civile
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Inventions de salariés et de dirigeants sociaux, procédure civile
17 juillet 2012

Record absolu de durée : 20 années de procédure judiciaire pour le juste prix d'une invention attribuable !

Observations sur l’arrêt de la Cour d’appel d’ Aix en Provence AUDIBERT c/ ARCELOR MITTAL du 9 mai 2012

A)     Historique de la procédure : tous les records de longueur battus : (presque) 20 ans

La décision AUDIBERT c/ ARCELOR MITTAL du 9 mai 2012 de la cour d’appel d’Aix en Provence - publiée sur ce blog voir

http://www.canalblog.com/cf/my/?nav=blog.manage&bid=98954&pid=24532290 -

 met-elle- fin à une saga judiciaire qui bat tous les records de durée ? Non car elle vient  d’être frappée d’un pourvoi en cassation par ARCELOR MITTAL…Il faudra ajouter près de deux années pour l'arrêt de cassation.Donc au total 21 ans..

Record absolu de durée d’une procédure dans les annales de la propriété intellectuelle : … 19 ans et 2 mois au 13 juillet 2012. Et ce malgré le décret n° 2005- 1678 du 28 décembre 2005 portant sur la procédure civile, qui avait précisément pour but de réduire la durée des procédures judiciaires. Ce qui confirme ce que nous avions déjà observé : ce décret semble ignoré dans les juridictions de province, il n’est appliqué qu’à Paris.

C’est le 1er avril 1993 que le salarié de la société SOLLAC à Fos sur Mer, Francis AUDIBERT entame une lutte de pot de terre contre un pot de fer (c’est le cas de le dire puisqu’il s’agit d’un procédé sidérurgique) : il saisit la CNIS afin de lui demander de fixer le juste prix de son invention, pour laquelle une demande de brevet a été déposée en 1991 par SOLLAC. Qui pour cette invention hors mission attribuable  lui avait annoncé une prime de …2500 F.

La CNIS propose à l’inventeur une provision de 300 000 F. SOLLAC saisit le TGI.

Un jugement du TGI de Marseille  intervient le 12 mai 1998 : il a été commenté dans notre ouvrage « Droit des inventions de salariés » 3ème édition, octobre 2005, Editions Litec Lexisnexis, page 35 § 102 et 103. Ce jugement confirmait la qualité d’inventeur de Francis AUDIBERT contestée par SOLLAC, qui pourtant l’avait elle- même désigné comme tel dans la demande de brevet déposée..

De plus il confirmait le classement « hors mission attribuable » de l’invention F. AUDIBERT : un procédé économique de traitement de boues grasses de laminoirs afin de les éliminer sans être obligé de les stocker dans des lagunes (fosses) proches de l’aciérie, ce qui à la longue provoquait de graves problèmes de pollution.

Et enfin confirmait l’attribution au salarié inventeur Francis AUDIBERT d’une provision de 300 000 F (45 732 euros) sur le juste prix, à déterminer par une expertise.

 En 2000 l’expert M. GUILGUET nommé par le TGI dépose son rapport.

Le 20 octobre 2002 la cour d’appel d’Aix en Provence confirmait ce jugement.

Le 15 mai 2003 le TGI de Marseille annule le rapport d’expertise de M. GUILGUET pour non respect du contradictoire (rapport établi sans réunion préalable contradictoire des deux parties) et nomme deux autres experts : MM. DALSACE (expert technique) et CARDON (expert comptable).

Notons le délai pour annuler le rapport d’expertise GUILGUET : 3 ans après son dépôt !

Le 4 octobre 2006 MM. DALSACE et CARDON déposent leur rapport.

3 ans et 2 mois après le dépôt du rapport des experts, le 3 décembre 2009 le TGI de Marseille rend sa décision :

  • qualité d’inventeur de F. AUDIBERT confirmée,
  • sur la base d’une fourchette d’économies estimée par le rapport des experts entre 7,7 et 61,6 Millions d’euros environ, juste prix fixé à 70 000 euros avec intérêts légaux à compter  du 18 décembre 1997 et  exécution provisoire.

Nous avons amplement analysé cette décision sur le présent Blog  en date du 4 février 2010 voir

http://jeanpaulmartin.canalblog.com/archives/inventions_hors_mission_attribuables__juste_prix/index.html

Contrairement à la jurisprudence dominante mais erronée que nous avons maintes fois dénoncée, la date d’évaluation du juste prix retenue par le TGI de Marseille est, non pas la date d’attribution de l’invention c'est-à-dire la date de dépôt de la demande de brevet de priorité (1991) mais  la fin de la période d’exploitation industrielle du procédé breveté AUDIBERT : soit une période de 15 années de 1991 à 2006.

Ce choix réaliste et juste car frappé au coin du bon sens aussi bien que juridiquement pertinent suscite l’approbation et est recommandé. C’était aussi l’opinion de feu le regretté Professeur Jean-Marc MOUSSERON.

Francis AUDIBERT jugeant le juste prix insuffisant, interjette appel de cette décision.

B)      L’arrêt CA Aix en Provence au fond du 9 mai 2012

a)      Confirmation de la qualité d’inventeur de Francis AUDIBERT :

Francis AUDIBERT, dépourvu de toute formation technique avait été embauché chez SOLLAC comme agent chargé du nettoyage des locaux.

Cependant il s’intéressait aux problèmes de l a protection de l’environnement et même se passionnait pour ceux- ci. Et c’est pour cette raison qu’ayant entendu parler dans son entourage professionnel des problèmes de pollution environnementale soulevés par le stockage en lagunes, par dizaines de milliers de tonnes, des boues grasses des laminoirs de l’aciérie de Fos-sur-mer, il rassembla de lui- même de nombreuses  informations sur ce sujet.

Iil apprit ainsi, notamment, que depuis une bonne dizaine d’années des équipes d’ingénieurs bardés de diplômes de Grandes Ecoles (Mines, Centrale…) et moins grandes écoles (ENSI, INSA…) cherchaient à mettre au point, mais sans succès jusque là, un procédé d’élimination des boues grasses de laminoirs respectueux de l’environnement et économique.

Ces essais infructueux avaient eu lieu en France (IRSID en Lorraine, Fos, Dunkerque) aussi bien qu’à l’étranger notamment au Japon, pays pourtant leader dans le monde en matière d’innovation industrielle.

Leur objectif était de permettre d’arrêter le stockage par dizaines de milliers de tonnes des boues grasses dans des fosses (lagunes). Ce qui à la longue devenait dangereux pour les nappes phréatiques et donc pour la santé des millions d’habitants des Bouches-du-Rhône.

 Jusque là seul était disponible un procédé par calcination, extrêmement onéreux.

A partir de 1984 Francis AUDIBERT bien que non technicien et non- ingénieur, accumula patiemment les informations sur ce sujet, sur l’état de la technique connue, sur les procédés existants… Il s’ouvrit à ses supérieurs directs de ses préoccupations, mais n’en reçut aucun encouragement. Bien au contraire on chercha à le dissuader de poursuivre ses études sur ce sujet en lui expliquant que ce n’était pas la mission de son service.

C’est ce que la cour d’appel note en ces termes : « Il a été seul à l’origine de l’idée inventive qu’il a dû faire progresser dans un contexte professionnel d’abord hostile, si ce n’est indifférent ».

« Il a par ses idées, participé à l’élaboration du brevet en dépit du fait qu’il n’avait aucune formation d’ingénieur »,

« La société SOLLAC se désintéressait tellement de cette invention que c’est Monsieur Francis AUDIBERT qui, à ses frais, en-dehors de ses heures de travail rémunérées, poursuivait avec l’aide des préposés de la société IMS-Somafer des essais à l’extérieur » ; l’expert judiciaire « salue sa persévérance, car il n’a pas reçu pendant longtemps le moindre soutien de son employeur »…

Il a fallu 6 années – six ans ! – de persévérance,  au salarié Francis AUDIBERT par de longs tâtonnements successifs afin de fixer progressivement la nature des composants à utiliser et   leurs proportions dans le mélange d’additifs, pour qu’enfin son procédé soit mis au point – et reconnu par SOLLAC… qui à partir de ce moment apporta subitement à Francis AUDIBERT son soutien à la mise au point industrielle et à la préparation d’un dépôt de demande brevet, déposée en 1991.

b)      Mérites rarissimes de l’inventeur 

Le salarié Francis AUDIBERT a donc fait preuve durant 6 longues années d’une persévérance, d’un mérite d’autant plus exceptionnels en travaillant seul  qu’ il n’a bénéficié de la part de ses employeurs d’aucun soutien, d’aucun encouragement, d’aucune aide.  On a plutôt  tout fait pour le dissuader de poursuivre ses recherches, unanimement jugées sans issue par les ingénieurs et chercheurs.

Pour cette dernière étape du dépôt de brevet, F. AUDIBERT fut assisté par un ingénieur de SOLLAC, Serge AUDEBERT, qui  sur la base des explications techniques et pièces fournies par Francis AUDIBERT, rédigea la Note descriptive de l’invention. Celle-ci fut  ensuite transmise au Service brevets de SOLLAC. Serge AUDEBERT  ne revendiqua pas la qualité de co- inventeur mais fut néanmoins cité comme tel sur le brevet.

Après une pareille contribution exceptionnelle d’un salarié non ingénieur là où des équipes d’ingénieurs de recherche avaient constamment échoué depuis 15 ans, on aurait pu s’attendre à ce que Francis AUDIBERT soit chaudement félicité par sa Direction, ait les honneurs de publications,  bénéficie d’une promotion hiérarchique et d’un gros chèque en récompense…C’est ce qui se serait produit vraisemblablement aux Etats- Unis,où la compétence effective des individus sur le terrain prime sur les diplômes qu’ils ont éventuellement acquis quand ils étaient étudiants.

En fait, peu de temps après le dépôt de la demande de brevet, en décembre 1991 dans des circonstances mal définies Francis AUDIBERT fut amené à démissionner et à quitter la société SOLLAC (arrêt du 9 mai 2012, page3 paragraphe 1 lignes 3 et 4) !

Mr AUDIBERT ne retrouva jamais de travail et resta donc au chômage jusqu’à sa retraite.

C’est ainsi qu’en France, dans une grande multinationale furent « récompensés » les mérites rarissimes et pour tout dire exceptionnels d’un modeste salarié qui, de sa propre initiative, mit au point seul, en 6 années de travail opiniâtre et patient, en-dehors de ses heures normales et en partie à ses frais, un procédé industriel adopté par ARCELOR MITTAL immédiatement après sa mise au point. Et exploité pendant au moins 15 ans à l’usine de Fos sur mer (1991 à 2006) ; la question de son exploitation éventuelle dans d’autres sites n’a jamais pu être élucidée.

Après son départ de SOLLAC, une descente aux enfers commença pour l’inventeur …afin de le « punir » d’avoir réussi là où de nombreux ingénieurs de haut niveau avaient échoué ? 

-          Comme il réclamait un « juste prix » honnête à la place de la prime dérisoire qui lui avait été offerte (2500 F), ce juste prix lui fut refusé. Il il s’ensuivit une interminable procédure judiciaire. A partir d’avril 1993 pendant presque 20 ans jusqu’à l’arrêt de la cour d’appel d’Aix en Provence.

-          C) Aspect financier

Sur la base des règles de calcul utilisées officiellement dans la recherche publique – décret du 13 février 2001 modifiant le décret du 2 octobre 10996 – mais en réduisant fortement les montants obtenus, l’inventeur demandait 1 524 490 euros HT.

1,5 M€ sur des économies, chiffrées par le rapport de l’expert, dans une fourchette allant de 7,7 M€ à 61,6 millions d’euros. Vraisemblablement très supérieure à ces montants si le procédé a été exploité sur d’autres sites que Fos sur mer, mais l’inventeur n’a pu le prouver.

 

Démonstration par l’absurde de l’ineptie du calcul du juste prix à la date d’attribution de l’invention

La cour d’appel d’Aix en Provence estime que le juste prix doit être calculé en se reportant à la date d’attribution de l’invention (page 6 de l’arrêt) donc à la date du dépôt de la demande de brevet initiale (1991) en tenant compte des perspectives d’exploitation normalement espérées à cette date. Sa position est donc différente de celle du TGI de Marseille (3 décembre 2009).

Or, l’expert CARDON indique dans son rapport (pages 7 et 8 de l’arrêt du 9/05/2012) qu’à la date d’attribution de l’invention  à SOLLAC la quantité de boues grasses de laminoirs que l’on pensait pouvoir traiter par an était de 40 000 tonnes. Donc sur les 15 années durant lesquelles le procédé a été exploité la quantité totale aurait été de 600 000 tonnes de boulets de boues grasses.

Or (page 8 de l’arrêt de la cour d’Aix)  l’expert CARDON précise ensuite que la quantité réellement traitée a été sur cette période de 128 375 tonnes ! Soit 4,67 fois moins que selon les perspectives normalement attendues à la date d’attribution  de l’invention… De sorte que si l’on calcule le juste prix à la date d’attribution de l’invention comme le préconise la cour d’appel, on parvient à un juste prix 4,67 fois supérieur à celui calculé et demandé par l’inventeur Francis AUDIBERT ! (soit 7,121 millions d’euros !).

Sur cette base le juste prix accordé par la cour d’appel aurait dû être multiplié par 4,67 !!

Soit 320 000 € HT x 4,67 = 1 494 400 € + TVA + les intérêts !

On mesure à cette aune toute  l’ineptie du calcul du juste prix à la date d’attribution,- défendu par l’employeur et qui lui coûterait 4,67 fois plus cher  !! -  et le caractère fort raisonnable au contraire de la demande de juste prix de Francis AUDIBERT…

 La cour d’appel d’Aix en Provence lui alloue 320 000 € HT  soit 21% du montant demandé + les intérêts depuis 1993 au taux légal. Plus 28000 euros au titre de l’article 700 CPC et tous les dépens à la charge d’ARCELOR MITTAL.

Etant donné que l’invention est hors mission attribuable, ce « juste prix » est à comparer avec une redevance de licence exclusive du brevet. Le taux d’une telle licence varie avec les branches industrielles et l’état du marché au point de vue compétitivité. Un taux relativement fréquent de licence exclusive est 10%.

Donc pour l’inventeur, 10% du total des économies réalisées par l’exploitation du procédé en 15 ans à Fos sur Mer. Ces économies se situent dans une fourchette de 7,7 à 61,6 M€.

10% de 7,7 M€ (+ intérêts depuis 1993) = 0,77 M€ HT soit 770 000 euros HT + intérêts

10% de 61,6 M€ = 6,16 millions d’euros HT + intérêts

Autrement dit selon ce mode de calcul par analogie avec une licence, le juste prix devrait théoriquement se situer entre 770 000 € HT et 6,16 millions d’euros HT, par exemple au milieu de cette fourchette…

La cour d’appel  relève dans son arrêt (page 4, 3ème paragraphe avant le bas de page) que « l’économie sur l’investissement annuel est fixée à 2 210 510 € par l’expert judiciaire ».

Soit en 15 ans  2 210 510 x 15 = 33 157 650 euros d’économies cumulées dont a bénéficié la société SOLLAC (il faudrait y ajouter un supplément pour tenir compte de l’érosion monétaire sur 15 ans)

Et un juste prix de 10% x 33 157 650 = 3,315 millions € HT+ intérêts … le juste prix alloué par les juges du fond n’est que de moins de 10% de ce dernier montant…

Un conseil aux inventeurs : ne pas demander des sommes excessives même si elles résultent des barèmes du décret du 13 février 2011 des inventions de fonctionnaires ! Concrètement ne pas demander des rémunérations supplémentaires ou justes prix de 5 ou 10 millions d’euros : ils n’ont pas l’ombre d’une chance d’être acceptés par les tribunaux !

Rebutés par ce qu’ils croient être une revendication exorbitante de l’inventeur, sensibles aux pressions émanant des syndicats d’employeurs, les magistrats répugnent à  rendre riche l’inventeur salarié (même s’il l’a mérité). Ils ont tendance à n’accorder au contraire qu’une somme dérisoire (par ex. dans les litiges COUSSE et MOUZIN, 30 000 euros en regard de centaines de millions de profits, montant ridicule qui ne permet même pas à l’inventeur de payer son avocat.

Si l’on parvient par le calcul selon le décret du 13 février 2001 à des montants supérieurs à 2 millions d’euros, il faut les réduire fortement  pour revenir à moins de 2 millions.

D)     Hit parade des plus fortes rémunérations supplémentaires et justes prix depuis 1997

  • 19 décembre 1997 : CA Paris J.-Pierre RAYNAUD c/ ROUSSEL UCLAF : 4 millions de F (609 000 euros) pour une seule invention de mission (en médecine ; endocrinologie). Confirmé par C. cass. Com. 20/11/2000

Montant porté en 2001 à 5 130 000 F avec les intérêts par le tribunal de Nanterre .

  • 10 novembre 2008 : TGI Paris, CAMPION et al c/ DRAKA COMTEQ : 1 040 000 euros pour 19 inventions de mission (sur les fibres optiques) dont 12 exploitées et 3 co- inventeurs (décision définitive).
  • 9 mai 2012 : CA Aix en Provence, AUDIBERT c/ ARCELOR MITTAL, 320 000 euros HT – 551 675 euros HT avec les intérêts) pour un juste prix d’une seule invention hors mission attribuable  et deux co- inventeurs.

 

Le 17 juillet 2012

Jean-Paul Martin

European Patent Attorney

Docteur en droit

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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